Neutralité des réseaux : ce que je retiens du colloque de l'ARCEP
J'ai assisté hier au colloque organisé par l'ARCEP. Plutôt que de twitter à chaud pour mettre en exergue les petites phrases de l'un ou l'autre des intervenants, ce que d'autres faisaient, en complément de la diffusion en vidéo de l'événement, j'ai préféré me concentrer sur le fond pour tenter de mettre en forme une synthèse structurée des tables rondes et discours qui ont bien rempli cette journée riche, au cours de laquelle j'ai également pu échanger avec quelques acteurs du secteur.
Et il est bien que l'ARCEP ait intitulé ce colloque « Neutralité des réseaux » plutôt que « Neutralité de l'Internet » car l'Internet est une interconnexion de réseaux et la neutralité de l'ensemble n'est rien sans celle de ses parties.
La synthèse que je vous propose, cohérente avec les questions posées à une vingtaines d'acteurs par l'ARCEP en préalable, se focalise d'abord sur les enjeux de la neutralité des réseaux, sur lesquels les visions diffèrent parfois en fonction d'intérêts économiques ou politiques, et ensuite sur les moyens de sa préservation, qui semble pouvoir susciter un assez large consensus.
Les intervenants s'accordent sur le fait que l'enjeu de
L'enjeu technique est clair : il s'agit à la fois que les réseaux fonctionnent, sans être victimes d'accidents sporadiques ni d'engorgements à répétition. Ce dernier point est une vraie préoccupation des FAI, qui font une nette distinction entre les différents composants de leur offre triple play :
· l'accès Internet est un service non managé, fonctionnant en « best effort » : les paquets IP arrivent au mieux, mais le client n'a aucune garantie sur le temps d'affichage d'une page web ou le délai d'acheminement d'un courriel.
· la téléphonie et la télévision sur ADSL sont des « services managés » : la qualité de service y est gérée par les opérateurs pour garantir la satisfaction du client, qui exige d'entendre distinctement la voix de son correspondant et de pouvoir regarder des programmes avec une qualité d'image suffisante.
Cette distinction fait sens, et personne ne conteste la légitimité des FAI à gérer ainsi leur infrastructure. Cela permet à des innovations d'apparaître, en terme de technologies ou de services : télé-alarme et télé-surveillance, télé-assistance aux personnes âgées, télé-médecine sont autant de domaines pouvant faire l'objet de nouveaux services innovants, qui nécessiteront une gestion fine de la qualité de services.
Le risque d'engorgement existe pour l'accès fixe à Internet, mais aussi et surtout pour l'accès mobile : en effet, si dans le fixe la boucle locale est propre à chaque client, qui dispose de sa ligne de cuivre entre son domicile et son DSLAM, l'accès Internet mobile passe par une boucle locale radio où l'ensemble des clients présents dans une zone doivent se partager un nombre limité de fréquences et donc une bande passante rare.
Or en 2 ans le trafic Internet mobile a été multiplié par 10. Cette « gestion de la rareté » est évidemment antinomique avec des offres faussement présentées comme « illimitées » par les opérateurs mobiles qui ont lancé les forfaits 3G avec le même type d' « offres d'abondance » que dans le fixe au lancement de l'ADSL.
C'était évidemment le moyen de faire décoller les usages de l'Internet mobile, mais on a du mal aujourd'hui à plaindre les opérateurs mobiles quand ils disent souffrir de la saturation de leurs réseaux à certaines heures et en certains lieux.
Il est crucial aujourd'hui d'optimiser pour le mobile les services et applications les plus consommateurs de bande passante, et notamment les services vidéo, afin qu'à terme ce risque d'engorgement disparaisse et que l'Internet mobile, aujourd'hui pas neutre du tout, le devienne : le représentant de Skype a mis en avant la discrimination dont faisait l'objet son service de ToIP de la part des opérateurs mobiles, et il n'est pas certain que les raisons techniques soient les seules raisons à cet ostracisme...
De nombreux politiques sont intervenus, notamment Nelly Kroes, Commissaire Européenne en charge de la Société Digitale, Nathalie Kosciusko-Morizet, Secrétaire d'État à l'Économie Numérique, Catherine Trautmann, députée européenne, Bruno Retailleau, sénateur de la Vendée, Christian Paul, député de
Tous ont insisté sur l'importance d'Internet, devenu un « bien d'intérêt général » et support de libertés aussi fondamentales que la liberté d'expression, d'information et aussi d'innovation.
Pour les politiques, la neutralité des réseaux est un principe non négociable, et les mesures de gestion technique des réseaux prises par les opérateurs devront impérativement être justifiées, non discriminatoires et transparentes.
Elles devront donc faire l'objet d'une information des consommateurs qui pourront alors exercer leur liberté de choix, comme l'a rappelé Hervé Le Borgne d'UFC-Que Choisir. Enfin, Laure de la Raudière, députée d'Eure et Loir, a insisté sur l'importance d'Internet pour les territoires ruraux, qui ne se contenteront pas d'un « Internet de seconde zone »
J'ai apprécié le discours de NKM que je vous invite à lire ici. Mais je regrette sa phrase « L’utilisateur d’Internet doit continuer à avoir accès à la totalité des services légaux qui sont proposés sur Internet. ».
En effet, il n'y a pas de services légaux ou illégaux sur Internet : les services sont ce que l'on en fait, et il y a des usages légaux ou illégaux. Le web, le streaming, le courriel, le transfert de fichiers ou le peer-to-peer peuvent servir à la fois à diffuser le savoir et la connaissance ou à véhiculer des contenus illégaux : ils ne sont ni légaux ni illégaux intrinsèquement, tout comme la poste et le téléphone...
Je voudrais aussi relever une phrase de M. Musitelli de l'HADOPI : « La neutralité ne peut pas être l'alibi de l'illégalité ». Voilà qui me plonge dans des abîmes de perplexité, puisque je n'ai à ce jour entendu aucun des très nombreux promoteurs de la neutralité des réseaux défendre les usages illégaux des réseaux...
L'intervention et les prises de position affirmées de Benjamin Bayart, de FDN, les questions parfois abruptes de Jérémie Zimmermann de la Quadrature du Net ont permis de faire préciser aux opérateurs ou aux régulateurs leurs positions, qui semblaient parfois un peu trop consensuelles pour être sincères.
Nelly Kroes, qui fut Commissaire à
L'économie numérique représenterait déjà 7% du PIB mondial, et ce chiffre pourrait encore croître pour atteindre 20% dans quelques années. Ce développement de l'économie numérique fait bouger les lignes entre acteurs du secteur, et chacun essaie de voir si l'herbe n'est pas plus verte chez son voisin dans la chaîne de valeur.
Au-delà, l'impact est réel pur d’autres secteurs comme l'audiovisuel, la musique, la presse, l'édition... Fort logiquement, les opérateurs d'infrastructures, les fournisseurs d'accès Internet et les fournisseurs de services et contenus concentrent leur attention sur ces enjeux, à l'heure où d'énormes investissements vont devoir être faits pour déployer le très haut débit fixe (fibre optique) et mobile (4G).
Les FAI opérateurs assurent qu'ils sont de fervents défenseurs de
Mais le DG de France Télécom préfère parler d'« Internet ouvert » ce qui n'est pas la même chose que « Internet neutre ». Il a beau argué de son peu d'ancienneté dans le métier des télécoms, Stéphane Richard n'ignore pas que récemment Orange faisait sa publicité avec le slogan « Il y a Internet... et Internet par Orange ». Lequel de ces Internet est le plus ouvert, et le plus neutre ?
Les FAI font valoir que le trafic qu'ils gèrent a très fortement augmenté et qu'il est devenu en peu de temps, notamment du fait des services de vidéo sur le web, fortement dissymétrique et très concentré sur quelques grandes plateformes de services nord-américaines.
Ceci les oblige à accroître la capacité de leur backbone, ce qui se chiffre en centaines de milliers d'euros. Mais ils vont aussi devoir accroître la capacité de leurs infrastructures régionales, et l'investissement est très lourd. Pour Free par exemple, passer de 1 Gb/s à 10 Gb/s les raccordements des NRA au backbone représente un investissement de plusieurs centaines de millions d'euros..
Les FAI sont sur un marché à 2 faces : en aval, côté grand public, il est évidemment plus simple pour eux de facturer une offre triple play unique et universelle à 30 euros par mois que de proposer un catalogue de plusieurs offres de services adaptées à une segmentation fine du marché, avec pourquoi pas différents niveaux de QoS, de débit ou de volume.
Voilà pourquoi les FAI sont aujourd'hui tentés de chercher des revenus du côté amont, vers les fournisseurs de services. Mais ceux-ci, nord-américains, profitent d'un coût d'accès au réseau très faible au départ des USA : rien ne les incite donc à mettre en place des architectures de type CDN pour améliorer l'efficacité et abaisser le coût de la diffusion de leurs contenus.
Dans la mesure où les accords d'interconnexion ou de peering entre opérateurs d'infrastructures et FAI sont opaques, il a été dit plusieurs fois que ce marché amont allait devoir être examiné par les régulateurs, afin de voir où peut se situer le point d'équilibre.
Le bras de fer que l'on a vu en 2007 entre Dailymotion et Neuf Telecom a laissé des traces et on peut se poser la question : si Google, qui a été capable de se retirer de Chine, décidait par mesure de rétorsion de ne plus être accessible des abonnés d'un FAI français, et non seulement pour Youtube mais pour l'ensemble de ses services, qui en souffrirait le plus ?
Je ne suis pas sûr que ce soit Google... dont la position dominante sur de nombreux marchés (publicité Internet, recherche, vidéo...) peut créer une distorsion de concurrence à l'encontre d'acteurs européens plus petits, ce qui a attiré l'attention de la Commission Européenne qui va examiner cela.
Le débat sur
Tous s'accordent sur le fait que la régulation de cette Neutralité sera une co-régulation ou une inter-régulation : en effet, l'ARCEP, le CSA, l'Autorité de la Concurrence, la CNIL voire l'HADOPI peuvent être concernés par les différents aspects de cette régulation. Isabelle Falque-Pierrotin, présidente du Forum des droits sur l'Internet, a proposé la mise en place d'une plateforme d'échange et de coopération pour ces différentes instances de régulation. Au final, c'est de toutes façons au juges qu'il reviendra d'arbitrer les différends liés à la Neutralité du Net, en Cour de Cassation, en Conseil d'Etat voire en Cour Européenne des Droits de l'Homme.
Mon ressenti à l'issue de cette journée très riche est que chacun a été dans son rôle, et a vu la Neutralité des réseaux au travers du prisme de ses intérêts. Et justement il était utile de réunir tout el monde en un même lieu pour bien mesurer à quel point l'expression « Neutralité des réseaux » pouvait recouvrir des visions différentes.
Chacun a pu entendre le point de vue des autres, il reviendra aux politiques, durant le second semestre, de préciser les règles qui s'imposeront à tous. Je pense que le vote de la loi HADOPI a laissé un souvenir mitigé aux parlementaires de la majorité, et j'espère que les députés et sénateurs pourront avoir des débats éclairés, où le sens de l'intérêt général l'emportera sur la discipline de vote des groupes parlementaires : l'importance du sujet mérite que nos élus soient à la hauteur !
PS : je signale ce billet de Jean-Michel Planche, qui n'était pas au colloque de l'ARCEP mais n'a pas pu s'empêcher de nous faire part de son point de vue sur son blog, et c'est tant mieux car ce qu'il dit est intelligent et fondé sur une vraie expérience !
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