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17 avril 2008

Docteur Lombard et Mister Messier











Quelle mouche a donc piqué Didier Lombard ? On pensait le patron de France Télécom occupé à repeindre son groupe en Orange, mobilisé par l'exécution de son plan Next (22.000 suppressions de postes d'ici à 2009), concentré sur la réduction des coûts et l'amélioration de la marge... Bref, en train de piloter à vue son lourd paquebot en attendant sagement la fin de son mandat en 2011. Et voilà qu'à 66 ans, notre polytechnicien tranquille lance sans crier gare deux opérations spectaculaires dans les « contenus » et les « tuyaux » qui rappellent furieusement la saga d'un certain Jean-Marie Messier.

Primo, Didier Lombard part la semaine dernière à l'assaut du « monopole » de Canal+ dans la télévision à péage en achetant du cinéma en gros aux majors américaines Warner Bros et HBO, après s'être offert les droits des matchs de foot du samedi soir. Son objectif ? Alimenter en programmes exclusifs un bouquet de six chaînes baptisé « Orange Cinéma Séries », qui sera lancé à l'automne sur tous les écrans (TV, PC, mobile). Secundo, on apprend hier que France Télécom projette d'avaler son homologue scandinave Teliasonera pour 20 à 30 milliards d'euros ! Une opération sans précédent depuis le rachat d'Orange en mai 2000 pour 50 milliards. Si elle aboutit, elle fera de l'opérateur français le numéro un européen des télécoms, devant Deutsche Telekom, avec 63 milliards d'euros de chiffre d'affaires cumulé et 200 millions de clients à travers le monde (lire page 23).

L'effet surprise a joué à plein. Car le poids lourd français des télécoms était réputé « scotché » par son énorme dette (38 milliards d'euros fin 2007). Alors, Didier Lombard serait-il en train de nous refaire le coup de la « convergence des tuyaux et des contenus » ? En clair, peut-il réussir avec France Télécom-Orange là où Jean-Marie Messier a échoué avec Vivendi-Universal ? En déboulant dans les contenus comme un éléphant dans un magasin de porcelaine - celui de Canal+ - le PDG de l'opérateur historique pense effectivement aller dans le sens de l'histoire, comme « J2M » avant lui. Il l'a dit sans complexe lors de sa récente visite au MIP-TV : «Le monde des télécoms et celui des médias sont faits l'un pour l'autre (...). Seule la puissance des réseaux télécoms permet de distribuer des contenus individualisés avec de l'interactivité, et c'est ce que le consommateur veut aujourd'hui », a lancé un Didier Lombard conquérant.

Exit les vieilles chaînes « linéaires», place à la « Télé Orange » ! Le patron de France Télécom, qui faisait jusque-là profil bas, veut carrément révolutionner le « PAF » en mettant nos écrans à l'heure de sa « convergence ». Didier Lombard n'est pas le premier à en avoir rêvé. A la folle époque de la « Net économie », le flamboyant « J2M » avait marié la vieille Générale des Eaux avec le glamour hollywoodien des studios Universal pour construire un empire global susceptible de distribuer un torrent de programmes TV, de musique et de jeux vidéos à des centaines de millions d'abonnés. On sait comment l'histoire a fini : par une débâcle financière et un démantèlement partiel de l'éphémère « World Company ». A la décharge de Messier, la fusion AOL-Time Warner, qui avait inspiré la création de Vivendi-Universal, a elle aussi explosé en vol. Pour les mêmes raisons.

Trop tôt, trop vite, trop fort... Au tournant de l'an 2000, ni les technologies, ni le consommateur, ni les marchés n'étaient prêts pour la convergence. L'imprudente cavalerie financière de l'ex-banquier d'affaires et la panique des investisseurs ont eu raison de sa « vision ». Mais aujourd'hui, le haut-débit et la mobilité pour tous sont au rendez-vous, les contenus sont disponibles partout. Sur le plan technologique au moins, la convergence est en train de devenir une réalité.

« Je ne suis pas Citizen Kane », martèle Didier Lombard pour ne pas dire « Je ne suis pas Messier ». Mais sous ses airs de ne pas y toucher, le PDG de France Télécom fait exactement le même pari « global » que son homologue de Vivendi il y a dix ans. Reste à savoir s'il est mieux placé aujourd'hui pour orchestrer le grand mariage des tuyaux et des contenus. L'expérience cuisante des opérateurs télécoms qui se sont aventurés dans les médias ne plaide pas en ce sens. L'espagnol Telefonica, qui avait racheté Endemol pour 5,5 milliards d'euros en pleine bulle, n'a jamais su quoi faire du spécialiste de la « télé-réalité » : il a fini par le revendre moitié moins cher à Berlusconi. Et Belgacom, qui a dépensé 200 millions d'euros pour les droits du football belge, n'a jamais réussi à imposer sa « pay TV ».

Mais Didier Lombard est mieux armé que Jean-Marie Messier ne l'était à l'aube du XXIe siècle. France Télécom reste le premier opérateur de réseaux dans l'Hexagone avec 23 millions d'abonnés dans le mobile et autant dans le fixe. C'est aussi l'un des tout premiers opérateurs Internet européens avec 11 millions d'abonnés à l'ADSL. Et le groupe va encore se renforcer dans les « tuyaux » s'il parvient à racheter Teliasonera. Tout le contraire de Vivendi-Universal, qui avait mis le paquet sur les « contenus » au détriment des réseaux télécoms. Autre différence de taille, Didier Lombard a jusque-là été très économe de ses deniers.

Celui que l'on compare souvent à un « Guy Roux des télécoms » a acheté des contenus pour une durée (quatre ans pour le foot, cinq ans pour le cinéma) et un risque financier limités (200 millions d'euros par an pour les droits TV de la Ligue 1, près de 100 millions par an pour les films de Warner, HBO, Gaumont et Fidélité). Rien à voir avec Jean-Marie Messier qui avait mis 40 milliards de dollars sur la table pour s'offrir les studios Universal en croyant devenir le roi de la convergence... Bien cher payé pour une seule « Major » quand le consommateur veut accéder à tous les contenus !

C'est là où Didier Lombard a raison : dans l'ère numérique, ce sont les réseaux télécoms qui donnent de la valeur aux contenus en les acheminant jusqu'au consommateur. Mais contrôler la distribution ne suffit pas. « La télévision, c'est un vrai métier. On n'y réussit pas parce que l'on a des tuyaux et beaucoup d'argent. Il faut apprendre longtemps, avoir du talent et être constamment créatif », ironise Rodolphe Belmer, le directeur général de Canal+. « Les contenus sont l'oxygène de nos tuyaux », répond Didier Lombard. Reste à savoir si, à tout vouloir mener de front, le patron de France Télécom ne risque pas d'asphyxier son groupe sous le poids de la dette... comme Jean-Marie Messier avant lui. Aujourd'hui, le ratio d'endettement de l'opérateur français est dans les standards du secteur (avec un ratio de 1,9 en dette nette sur Ebitda). Mais avant même de songer à s'offrir Teliasonera et à acheter de nouveaux droits audiovisuels pour sa « Télé Orange », il doit déjà trouver de quoi refinancer 8 milliards d'euros sur sa dette actuelle d'ici à fin 2008. Heureusement pour Didier Lombard, France Télécom reste une belle « machine à cash » (6,3 milliards d'euros de profits l'an dernier) et la crise financière épargne pour le moment la high-tech. Mais « J2M » vous le dira : quand on échafaude des grands scénarios « convergents », on n'est jamais à l'abri d'un coup du sort...

JEAN-CHRISTOPHE FÉRAUD est chef du service High-tech-Médias des « Echos ». jcferaud@lesechos.fr